vendredi 12 août 2011

Ike Quebec

Je viens de voir un film exquis de 1952, tiré de la pièce d’Oscar Wilde  The importance of being Earnest, avec dans le rôle du  titre ou presque ( Ernest )  Michael Redgrave, qui n’était pas encore Sir Michael Redgrave CBE (1). Je ne connaissais que l’adaptation, déjà formidable, de Colin Parker avec Rupert Everett et Colin Firth  en 2002 ; celle de 1952 est un petit bijou d’humour britannique et de jeu théâtral délicieusement appuyé.


Vous le savez peut être, comme chez Feydau, le ressort de la pièce est basée sur un quiproquo et le titre lui-même est astucieux puisqu’il joue sur le double sens de « Earnest » qui, phonétiquement, signifie à la fois le prénom du héros ( Ernest) et « sérieux, sincère, honnête, vrai » ( Earnest ) enfin quelque chose comme ça. Les adaptateurs français ont toujours eu du mal avec la traduction et la pièce s’est généralement appelée  L’importance d’être constant, le traducteur s’en tirant en prénommant le héros: Constant! 


Vous vous demandez pourquoi je vous raconte ça ici ? moi aussi ! En fait je voulais originellement vous parler de Ike Quebec, le saxophoniste-bien-connu-mais-pas-assez, la transition peut donc paraître difficile, mais tout compte fait pas tant que ça. En effet Ike n’était pas le diminutif d’ Ernest mais notre Quebec était un parangon de sérieux, de sincérité et d’authenticité.




Ike, malgré une existence brève a eu des carrières multiples: danseur, chanteur à ses débuts, pianiste puis enfin sax ténor de renom qui fera les beaux jours de l’orchestre de Cab Calloway dont il sera, avec le batteur Cozy Cole et le contrebassiste Milt Hinton, un des piliers. Bien connu dans le milieu musical new yorkais où il participait à de nombreuses Jams, Ike développera un style, certes hérité de Coleman Hawkins et Ben Webster, mais tout à fait personnel. Il commencera à enregistrer, avec Hot Lips Page notamment, dès 1943 mais en 1944, à 26 ans il fera une rencontre qui décidera décisivement du reste de sa carrière; celle du Co fondateur du label Blue Note Alfred Lion, qui le fera enregistrer abondamment. C’était l’époque pendant laquelle Blue Note faisait encore dans le traditionnel avec Sidney Bechet par exemple.


Ces disques excellents ont fait l’objet d’une réédition soignée, préfacée par Jacques Morgantini ( du Hot Club de France ) qu’il est amusant de voir là faire l’éloge d’enregistrements Blue Note ! celle là : 






Pour la suite laissons la parole à l’historien Richard Cook, qui, dans la somme biographique qu’il a écrite Blue Note records évoque la collaboration de Ike avec Alfred Lion; En 1951 déjà, Ike avait gravé quelques titres pour le premier album de Jazz «  moderne » de BN ( le deuxième étant d’un jeune hurluberlu nomme Thelonious Monk ) Voilà ce que Cook dit de cette période :


« La dernière session à Hackensack studio et la première à Englewood Cliffs ( chez Rudy Van Gelder ndt ) impliquait le même musicien: Ike Quebec. Après sa première association avec BN ,en 1951 Ike avait disparu de la scène. Il avait un moment continué de travailler pour son ancien boss Cab Calloway, puis, démodé, s’était résolu à devenir, au milieu des années 50, chauffeur de Taxi. En 1959, de retour à la musique et sentant que son « gros son » et son style «  Swing to Bop » commençait de revenir en grâce, Ike est de retour chez Blue Note, non seulement pour enregistrer mais comme un important directeur artistique et découvreur de talents. Pour Alfred Lion, qui s’était toujours humainement senti proche de Ike, ce retour était plus qu’un simple bonheur personnel. En effet Quebec avait des connaissances musicales que n’avaient ni Lion ni Frank Wolff et il pouvait traiter des problèmes musicaux de telle manière que certaines sessions soient améliorées. La famille Blue Note avait à nouveau un homme fort! »


« Sans plan de carrière ni réelle réputation à soutenir, ses disques n’attiraient pas réellement l’attention mais étaient un exemple emblématique des sorties de BN à cette époque. A côté des artistes habituels du moment -Andrew Hill, Wayne Shorter, Larry Young - Ike était complètement atypique. Il était à la fois un des plus anciens à enregistrer pour Blue Note et appartenait à une génération sensiblement plus âgée que celle de ses pairs du label. Il n’aurait pas été déplacé chez Count Basie, comme Eddie « Lockjaw » Davis par exemple, mais il y avait dans son style quelque chose qui annonçait le mouvement « soul Jazz » des années 60.


Ses disques n’avaient pas une ambition de musique harmoniquement avancée et étaient composés de standards et de blues, avec, ce qui est frappant, des tempos généralement lents alors que la mode était au tempo rapide chez Blue Note.


A son retour en 1959, Lion lui fit enregistrer des ballons d’essai sous forme de 45 tours ( pour les Juke box ndt ) (2) et fut étonné par le nombre de gens qui se souvenaient de lui et de ceux qui était enthousiasmés par son jeu. Alfred décida donc d’ un album complet et le résultat fut Heavy Soul. Bien qu’il utilisa un organiste ( Freddie Roach) Ike enrôla son vieux compagnon de chez Cab Calloway : Milt Hinton. Le leader choisit un répertoire à l’ancienne  I want a Little girl, The man I love et même  Brother can you spare a dime .  


Dans cette séance, le gros son et l’audace de l’improvisation suggèrent une force en réserve. Quelques jours plus tard la même équipe revient pour enregistrer It Might As  Well Be Spring et reprend la même formule.. Si Old man River voit Quebec se laisser aller à la facilité du riff R&B , ailleurs son autorité va de pair avec un ton parfois désespéré. Willow Wipe for Me est revisité dans la mélancolie. Une semaine plus tard une différente formation reprend le chemin du studio ( Grant Green guitare, Paul Chambers basse et Philly Joe Jones batterie ) et Lion enregistrera le chef d’œuvre de Ike :Blue and Sentimental. Le titre éponyme est à un tempo désespérément lent et, à part Like qui offre un peu de répit, l ’essentiel de la session est profondément « Blue ». Quebec dans ce disque se révèle le champion de la ballade, se jouant des difficultés inhérentes au genre, ennui et/ou lassitude .


L’année 62  Ike enregistra six sessions mais une seule fut éditée Soul Samba, Une séance au parfum latin qui, curieusement lui allait comme un gant ( Il admirait Stan Getz bien qu’il n’y eut aucun rapport stylistique entre les deux, et le matériel de Soul Samba était du genre de celui dont Getz allait s’emparer avec le succès que l’on sait ).


Après un disque alimentaire avec Bennie Green et Stanley Turrentine ( sorti sous le nom de Congo Lament en 1980 seulement (3) )et un autre album de ballades, Ike succomba à un cancer du poumon le 16 Janvier 1963 à l’âge de 45 ans. »


Alain Tercinet a écrit joliment ceci à propos de Ike Quebec: «  IQ n’appartient pas à la lignée des solistes sans problèmes.une inquiétude latente, une interrogation percent en filigrane d’un discours qui découle pourtant d’une école particulièrement sure d’elle…Ainsi ce musicien est attachant par ses hésitations mêmes: il alterne lignes mélodiques pures et effets venus du Rythm and Blues. » Je ne saurais mieux dire.


Comme vous l’avez compris j’aime particulièrement Ike Québec . On peut aujourd’hui trouver facilement tous ses disques. Pour ceux qui souhaiteraient une première approche, Blue Note avait édité voilà quelques temps cette compil: 




Si, malheureux sans le savoir, vous n’avez jamais entendu Ike Quebec, voici trois moments de bonheur, extraits de trois Blue Note différents:


Ike Quebec ladies and gentlemen:




A bientôt petits amis...

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(1) Sir Michael Redgrave, pour la petite histoire était le père de Vanessa Redgrave et de le grand père de la regrettée Natasha Richardson elle-même l’épouse de Liam Neeson, quelle famille!


(2) réédités, ces faces 45 tours sont absolument dignes d’intérêt malgré la présence d’un exécrable organiste nomme Edwin Swanston, contrebalancé par le bon guitariste Skeeter Best.


(3) je ne partage pas le dédain de Cook pour ce disque, réédité sous le titre Easy Living, et qui bénéficie de la présence du pianiste Sonny Clark et d’ Art Blakey aux mieux de leurs formes.

1 commentaire:

  1. Je suis pas passée loin de l'user jusqu'au fond du sillon, le Blue and Sentimental du père Ike qu'ont mes parents ! Bon, là je peux pas écouter parce qu'il y a déjà de la musique à côté de moi, mais je note ça sur mon bloc-notes, rubrique "choses inutiles à faire de toute urgence".
    Et tu m'as donné envie de relire Wilde... dans le texte, parce que c'est tellement plus savoureux.

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