Aimez vous Jutta Hipp ? Dans le monde futile et snob du Paris de Françoise Sagan, l’interrogation " Aimez vous Brahms ?" était suivie d’un joli paragraphe :
Et cette petite phrase : « Aimez-vous Brahms? » lui parut soudain révéler tout un immense oubli: tout ce qu’elle avait oublié, toutes les questions qu’elle avait délibérément évité de se poser. « Aimez-vous Brahms? » Aimait-elle encore autre chose qu’elle-même et sa propre existence ? Bien sûr, elle disait qu’elle aimait Stendhal, elle savait qu’elle l’aimait. C’était le mot : elle le savait. Peut-être même qu’elle savait qu’elle aimait Roger. Bonnes choses acquises. Bons repères. Elle eut envie de parler à quelqu’un, comme elle en avait envie à vingt ans.
Quel rapport avec Jutta Hipp ? Peut être aucun, peut être que le style de Jutta Hipp rappelle d’une certaine manière celui de Sagan; pas essentiel, léger mais d’un goût très sur et par la même porteur d’un charme un peu délétère mais prenant. Et puis, dans les salons, aborder la fille de vos rêves par un "aimez vous Jutta Hipp" ne manque pas de classe. Le hic , qu’elle vous réponde oui ou non, est qu’il va vous falloir la bercer de votre voix entêtante ( mais si vous avez une voix entêtante! ) à propos de Jutta Hipp.
Pour que vous ne soyez pas dans l’embarras je vous fais un topo sur la Hipp.
Pour une pianiste de Jazz ,Jutta avait trois handicaps; elle était femme- ne vous récriez pas comme ça, il y a très peu de pianistes de Jazz femme, je n’y peux rien moi- blanche et allemande.
Originaire de l’Allemagne de l’Est, où elle a commencé de s’intéresser au jazz en même temps qu’ elle poursuivait des études de peinture durant la guerre, elle a vite compris que la peinture et le jazz ne seraient guère solubles dans le socialisme scientifique et s’est réfugiée fissa à l’ouest.
Après avoir joué avec les régionaux de l’étape- je vous rappelle que nous sommes en plein tour de France- comme Hans Koller ou le frangin d’Albert Mangelsdorff, Emil, elle a rejoint Attila Zoller et a été remarquée par le célèbre critique Leonard Feather; ce qui lui a permis de réaliser son rêve: l’Amérique.
Sa carrière américaine, et sa carrière discographique par la même, n’ont été en réalité qu’un feu de paille, en 1955 et1956.
Après le festival de Newport elle sera engagée par le patron du club Hickory House de New York, où elle se produira plusieurs mois avec un certain succès.
Un mot sur l’Hickory House qui n’existe évidemment plus. Situé dans la mythique 52ème rue ( ne cherchez pas de clubs de Jazz dans la 52 ème rue, ils ont tous été remplacés par des restaurants qui doivent être, avec ceux de Hell Kitchen, les plus mauvais de la ville ) ce club important- 500 places, un peu comme l’actuel Birdland- était renommé pour être le repaire des musiciens après leurs prestations dans les clubs alentour. Le propriétaire vaut qu’on en dise un mot. De son vrai nom Zelig Pupko ( ce nom Woody allenien ne s‘invente pas), ce lithuanien d’origine se faisait appeler John Popkins et avait fait fortune dans les ventes aux enchères, les parfums et un peu aussi la prohibition avant guerre. Millionaire à 23 ans il possédait une écurie de course de 12 chevaux et on se demande quel recyclage de pognon avait présidé à une aventure aussi risquée que l’ouverture d’un big club de Jazz.
Quoiqu’il en soit de Popkins, Jutta y a joué et y a été enregistrée abondamment par Blue Note puisque rien moins que deux disques ont été édités par la firme au losange ( on dit ça pour éviter les répétitions, c’est un vieux truc que normalement je déteste!) en 1956.
Je viens de réécouter ces disques. On disait de Jutta en son temps qu ’elle s’inspirait trop de son modèle Horace Silver. Ce n’est pas si évident que ça à l’écoute, sauf peut être pour la main gauche particulière d’Horace, héritée d‘ailleurs de Monk. J’entends plutôt une manière assez européenne, sans émotion certes mais très clairement articulée et d’un goût jamais pris en défaut. Peut être l’artiste dont elle se rapproche le plus est le Martial Solal de l’époque dont elle est à deux ans près la contemporaine. Sur ces disques elle bénéficie du soutien sans faille du grand batteur Ed Thigpen, parfait en trio comme il le montrera chez Oscar Peterson.
Je ne sais pas les chiffres de vente d’un tel enregistrement qui a longtemps été prisé des amateurs ( argentés) car considéré comme introuvable jusqu’à sa réédition . Blue note a toutefois récidivé avec un nouveau disque. L’attrait commercial étant sans doute considéré comme insuffisant, BN ( je vous épargne la marque au losange OK?) l’a mariée avec Zoot Sims qui est ici parfait, mais existe il des disques où Zoot ne fut pas parfait ? Ce disque a été réédité en CD également.
Après ? Silence. Jutta disparaît complètement du radar de la musique et garde peu de lien avec son univers, à l’exception de Lee Konitz qui était son ami. Était elle scientologue comme lui ? Mystère.
Elle se recycla dans la peinture, la photo ( ci contre une de ses photos ) puis la couture. Elle décédera à son domicile de Queens en 2003. Son éloignement de la scène du Jazz était tel que lorsque Blue Note a voulu lui verser les droits dus sur les rééditions, le label a eu un mal de chien à la trouver. Précisons enfin qu 'elle ne s’est jamais mariée ni eu d’enfants.
Après sa mort, l’intérêt vers son œuvre (mince) s’est accru et peut être vous raconte-je des choses que vous savez déjà, à moins que vous ne vous soyez simplement endormis en route!
Une dame allemande aurait déjà écrit une thèse sur Jutta et se proposerait de rédiger sa biographie, elle disposerait de sa correspondance. Je mets ça au conditionnel car je n’ai rien vérifié mais vous pouvez en savoir plus sur Facebook là:
Place à la musique, Jutta Hipp ladies and gentlemen:
En trio
Avec Zoot:
Pour rigoler 5 mn, Smigly "blows his heart out":
A bientôt chers petits amis!
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