Je ne crois pas au mystère, ce serait trop simple ( Jean Rostand- pensées d'un biologiste)
J'avoue avoir hésité à classifier Tina comme "Unsung Heroe" car s'il l'a été longtemps ce n'est plus le cas aujourd'hui. Mais il y a un mystère Tina Brooks.
Tina était issu d'une famille très pauvre du Bronx et un de ses frères ainés, Bubba, était également saxophoniste ténor, comme il le deviendra sur les conseils de ce dernier.
Un mot sur Bubba: décédé à 80 ans en 2002, Bubba a eu une carrière très classique de musicien de Jazz tendance Rythm and blues amélioré. Il a passé 20 ans chez Bill Dogget et donc a du jouer des milliers de fois "Honky Tonk" . Il a réalisé sur le tard quelques disques sous son nom dont celui là que j'ai je ne sais plus par quel hasard et qui s'écoute agréablement.
Bubba est de la vieille école. Donc du pépère si on veut. D'ailleurs le surnom de "Bubba" chez les africains américains de l'époque désignait l'aîné, celui qu'on respecte ( les enfants du batteur Lee Young appelait leur oncle, Lester Young, « Uncle Bubba », je vous dis ça bien que ça n'ait qu'un rapport assez lointain avec mon sujet ) .
Tina c'est une autre histoire. Enfant chétif et introverti, Tina s'est révélé homosexuel à l'adolescence et, dans le milieu hypermachiste des africains américains de l'époque, cela ne pardonnait pas. Persécuté par les petites brutes de son quartier il a certainement connu une jeunesse difficile. Son surnom même de Tina est ambigu. Certes on l'explique par la contraction de "Teena" », ado et "Tiny" minuscule. Il reste que c'était le prénom de l'actrice en vogue à l'époque Tina Louise, prototype de fille un peu sotte.
Introduit dans le métier par son frère, il intégrera divers orchestres de R&B puis le big band de Lionel Hampton, sans faire parler de lui jusque là plus que ça. C'est en 1957 qu'il fera une rencontre déterminante, celle du boss de Blue Note, Alfred lion qui l' avait vu jouer dans un club du Bronx.
Normalement sa route devait être toute tracée, comme celles avant lui de Hank Mobley ou Lee Morgan par exemple. Les débuts sont prometteurs, il participe au disque de Jimmy Smith, alors la vedette Blue Note, "The Sermon". Peu de temps ensuite, il enregistre un disque en leader, celui là:
Dont vous pouvez écouter un extrait ci dessus.
avec Lee Morgan, Sonny Clarke, Doug Watkins et Art Blakey. C'est à ce stade que les choses commencent à dérailler. En effet bien qu'excellent ce disque ne sera jamais publié par Blue Note.
Qu'à cela ne tienne, il participe la même année et l'année suivante (1959) à deux enregistrements de Kenny Burrel. Ceux là, dont le premier avec une magnifique couverture du jeune Andy Warhol.
En 1960, un jeune trompettiste de 22 ans nommé Freddie Hubbard fait une entrée tonitruante sur la scène du Jazz et postule pour remplacer Clifford Brown dans le coeur des amateurs. Toujours sur les bons coups Alfred ( Lion ) lui fait enregistrer son premier disque. Celui là:
Et c'est Tina qui est le sax, et semble t il un peu l'arrangeur, de la séance. Ayant remplacé Jackie McLean dans la pièce de Jack Gerber "The Connection" il enregistrera avec le compositeur de la musique du spectacle Freddie Redd, "Shades of Redd" la même année.
Outre une participation à un disque de Jackie Mclean ( participation controversée puisqu'il semble bien que Jackie ait subtilisé des enregistrements destinés à un disque de Tina sous son nom pour compléter l'un des siens ) Tina se voit enfin, la non sortie de "Minor Move" oubliée, confier la possibilité d'enregistrer un nouveau disque qui sera, avec une des plus belles pochettes réalisées par le graphiste de Blue Note Reid Miles, celui là (1):
que l'on peut entendre partiellement là:
Ce disque sera effectivement publié, sans toutefois aucun effort promotionnel du label.
Deux autres disques suivront, la même année et la suivante mais, tout comme le premier, ne seront jamais commercialisés.
Junkie, comme la plupart de ses commensaux chez Blue Note, Tina abandonnera semble t il tout espoir de reconnaissance. On l'a décrit ensuite en pleine déchéance addictive, jusqu' à sa mort en 1974 à l'age de 42 ans. Je ne suis pas sur que cette histoire soit totalement vraie car, tout à fait par hasard, j'ai retrouvé Tina jouant dans la section de sax du big band accompagnant Ray Charles sur le DVD d'un concert enregistré à Sao Paulo en 1963. Je ne me souviens plus si Tina prend des solos et je n'ai pas le courage de revisionner les deux heures du DVD! L'intérêt principal de ce DVD est ailleurs: on voit la grande Margie Hendrix ( THE raelet ) chanter. Quelle pitié qu'elle n'ait pu faire une véritable carrière. Je vous parlerai d'elle, peut être, un jour. Comme à mon accoutumé je digresse.
Le mystère demeure toutefois. Pourquoi trois des quatre disques enregistrés sont ils restés dans les tiroirs de Blue Note jusqu'à ce que les japonais puis Michael Cuscuna les redécouvrent et les éditent 20 ans après ? Certes ces cas ne sont pas uniques, Blue Note était coutumier d'enregistrer plus de séances que nécessaires. Mais dans ce cas ce qui est troublant est que non seulement les pochettes étaient prêtes mais les disques étaient numérotés au catalogue qui les présentait comme disponibles.
L'historien canadien Jack Chambers a écrit un long papier sur ce sujet en 2005, accusant les propriétaires du label d'avoir "tué" Tina Brooks par leur désinvolture. La dernière phrase du papier est assez assassine puisque Jack Chambers, rappelant que Alfred Lion et Frank Wollf étaient arrivés aux Etats Unis fuyant le nazisme, leur reproche de n'avoir montré aucune charité .
Mon avis est un peu différent. J'ai écouté attentivement les disques de Tina au fur et à mesure de leurs parutions. Certes il s'agit d'un très bon ténor, pratiquant une technique irréprochable dans un style harmoniquement avancé, avec une esthétique assez proche de celle de Hank Mobley. Mais, contrairement à ce dernier, il lui manque quelque chose, cette espèce de grâce qui distingue un véritable artiste d'un honnête artisan. Sous estimé de son temps, son statut d'artiste maudit le fait peut être surestimer aujourd'hui. Mais je ne suis pas sur d'avoir raison, faîtes vous votre idée.
A propos des origines allemandes de Alfred Lion, une photo rigolote empruntée à l'excellent blog "PlanetBarbarella' bipolar express":
(1) Echangerais un litre de mon sang contre la pochette originale, que je n'ai pas; ce qui prouve s 'il en était encore besoin, que le monde est mal fait.
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